L’HUMANITÉ
Le tango vu du ciel
Pascal Jourdana- 18 janvier 2007
Argentine . Le nouveau roman d’Elsa Osorio est rythmé par cette danse qui guide les pas de tout un peuple à travers le XXe siècle.
Le premier livre traduit en français d’Elsa Osorio, Luz ou le temps sauvage (Métailié), avait frappé par sa grande maîtrise autant que par son thème poignant, emblématique de la période la plus noire de l’Argentine : une jeune femme découvre qu’elle a été enlevée dès sa naissance puis éduquée par une famille appartenant au clan des militaires, coupable d’avoir emprisonné et torturé ses véritables parents. Cette intuition de l’autre comme étant l’un de ses semblables est également un des thèmes de Tango, tout comme l’obstination de son auteur à gratter l’histoire, à remonter aux sources de ce qui fait la personnalité d’un individu, ou plus amplement d’un pays.
Luis et Ana se rencontrent à Paris aux célèbres soirées tango du Latina. Tous deux d’origine argentine, ils vont découvrir qu’un lien familial les unit. S’interrogeant sur une ancestrale haine familiale envers son arrière-grand-père, Hernn Lassalle, grand danseur de tango, Ana, remarquable danseuse elle-même, va accepter de travailler avec Luis pour son film. C’est le début d’une mise en fresque des trente premières années du XXe siècle. L’Argentine, encore en adolescence, vit une période de bouillonnement et d’espérances, une parenthèse insouciante avant que le pays ne sombre « dans une succession de plus en plus sanguinaire de dictatures ». Ces trente années magiques, quand le tango sort des bas-fonds pour devenir, entre les doigts de musiciens géniaux qui préfigurent les grands, le symbole d’un peuple qui rêve de libération, ne sont cependant pas un âge d’or. Des êtres fragiles se confrontent à la cruauté et à l’hypocrisie de ceux qui possèdent richesses et pouvoirs, leurs audaces sont le plus souvent brisées, qu’ils organisent des grèves ou prennent plus simplement le droit d’aimer qui bon leur semble.
Guerre des générations, lutte des classes, chocs idéologiques : l’Argentine est une pétaudière… et le tango en est sa mèche. Car si les riches, les hommes surtout, veulent bien fréquenter cette musique lorsqu’ils s’encanaillent dans les maisons de passe, elle est bannie des foyers. Trop dangereuse pour cette société machiste qui tient le pouvoir, capable de se montrer terrible, de renier amours et enfants pour sauvegarder les convenances. Mais le tango est puissant, il donne force et imagination aux enfants qui se révoltent. Ce sont les femmes essentiellement qui prennent leurs destins en main : Rosa, la militante courageuse qui va devenir la première grande chanteuse de tangos ; Mercedes qui s’affranchit parce que son père, la surprenant à jouer une musique de bordel chez lui, a jeté son piano dans la rue ; Ines même, la mère de Mercedes, réfugiée dans ses romans et ses rêveries pour échapper à l’autoritarisme de son mari… Certains hommes cherchent aussi à sortir du carcan, mais, davantage soumis à la contrainte peut-être, leurs tentatives sont plus timorées. Seul Juan, le compositeur, s’en sort bien. Ses inventions musicales et son indépendance vont apporter de grands changements dans cet immense cabaret qu’est alors l’Argentine authentique, celle où se mêlent noble et vulgaire, où se marient la chair et l’esprit, avec bonheur malgré les excès ou à cause d’eux justement.
Le récit de Tango est complexe, l’auteur passe sans prévenir d’un personnage à un autre, d’une voix narrative à une autre, la principale étant… le tango lui-même ! Celui-ci goûte comment les hommes et les femmes le réinventent à chaque fois, il approuve quand ils l’honorent en brisant des règles trop rigides qu’il ne saurait supporter. « Sans eux, je n’aurais jamais été dansé dans tant de pays étrangers, ni imposé dans les maisons de ces traîtres de Buenos Aires qui me niaient en public après avoir tant profité de moi en privé. » Le tango mène les personnages d’une légère pression de la main, comme le cavalier le fait dans le dos de sa partenaire. Il guide aussi le lecteur, parfois perdu, afin qu’il reprenne ses pas. Le tout est commenté du haut du ciel par les « âmes » des personnages eux-mêmes, résidents désormais de Tango, paradis auquel les meilleurs d’entre eux ont enfin droit. Ils y commentent leurs erreurs, y comprennent combien leurs amours terrestres auraient mérité d’être vécues plus fortement et librement. Ils y retrouvent la sensualité des corps et la vérité des êtres, au son du bandonéon.
LE FIGARO MAGAZINE
SENSUALITÉ DE LA TRISTESSE
Stéphane Hoffmann
Le tango disloque la société argentine. Il est interdit dans les bonnes familles. Parce qu´on l´a vue le danser avec Hernán Lasalle, la jeune Asunción est chassée de la maison : une servante ne danse pas avec le fils du maître. Parce qu´elle l´a entendu, la jeune Carlota, 14 ans, refuse d´entrer au pensionnat et se jette á la tête d´un homme marié. Beaucoup plus tard, á Paris, les descendants de ces intrépides pionniers se retrouvent sur la piste de Latina, pour quelques pas de cette danse, qui est déjà une étreinte. Jamais le titre d´un roman n´a mieux épousé son style et son sujet. Le livre d´Elsa Osorio est sinueux et scandé comme un tango. Il mélange avec élégance villes, époques et personnages, glissant de Buenos Aires à Paris et d´un siècle á l´autre. Tout le monde s´y met, on suit plusieurs intrigues, les morts commentent l´action, et le tango lui-même parle. On en a la tête un peu tournée, et c´est un grand plaisir de s´abandonner à un roman bien conduit qui, en arrière-plan, raconte la fin d´une société dirigée par les grands propriétaires terriens, comme la famille Lasalle, et attaquée par la jeunesse révolutionnaire. Sensuel el racé, le livre d´Elsa Osorio a la tristesse déchirante des grandes histoires d´amour impossible.
ELLE – Pascale Frey. 2J janvier 2007
COUP DE CŒUR DANSE POUR MOI, ARGENTINA
Certains romanciers ont des idées formidables. Raconter I´Argentine à travers le tango et de cette danse un personnage à part entière en est une. Un pari osé mais remporté haut la main par Elsa Osorio.
On avait beaucoup aimé son pré décent livre, « Luz ou le Temps sauvage ». Elle s´attaquait à une période critique de I`histoire de son pays, ces années 70 durant lesquelles des certaines d´enfants furent enlevés par les militaires pour les confier à des couples proches du régime. Avec ce nouveau roman, Elsa Osorio brosse un panorama plus large de I´Argentine puisqu´il couvre pour ainsi dire tout Le XX siècle. A ses débuts, le tango était réservé aux bordels et personne n´osait le danser dans la bonne société. Pourtant, peu à peu, il est sorti de son ghetto pour devenir à la mode non seulement à Buenos Aires, mais aussi à Paris. C´est là, d’ailleurs, dans les années 2000, que commence cette histoire : Ana, qui veut tout oublier de ses origines argentines, rencontre Luis, venu en France pour tourner un film… sur le tango. Les deux jeunes gens s´aperçoivent qu´ils ont des ces aimés. Et tous deux remontent le temps pour faire la connaissance de ces aïeux hauts en couleur, dignitaires ou femmes de petite vertu, et surtout de ce pays au destin tumultueux. A travers le tango, fil conducteur de cette saga qui court sur quatre générations, Elsa Osorio nous embarque pour un tour de piste endiablé dont on aimerait qu´il ne se termine jamais.
MARIANNE
LE TANGO DES ORIGINES
Clara Dupont-Monod
27 Janvier au 2 février 2007
Comment parler d´un pays sans sombrer dans l´éloge un peu vain ? Comment louer une culture sans l´idéaliser ? Elsa Osorio, écrivain argentin, a trouvé la solution. Elle campe deux personnages, Ana et Luis, qui détestent l´Argentine. Ana danse le tango comme une reine, mais l´Argentine reste le pays qui a emprisonné son père, dissident politique. Luis, lui, fuit la crise économique qui ravage le pays. L´Argentine apparaît sous un jour réaliste : le pays que se laisse manger par les dictatures successives, et qui, malgré la démocratie revenue, pille ses classes moyennes. Pourtant… Ana et Luis se rencontrent sur un air de tango. Avec eux se joignent deux destinées, car leurs familles se connaissent depuis longtemps. Chacune située à un bout de l´échelle sociale, elles se sont mêlées, affrontées, estimées, trahies. Fort de cette découverte, le duo décide de réaliser un film sur ce périple familial. Ce n´est pas seulement leurs origines qu´ils retrouvent, c´est aussi leur pays. L´Argentine surgit dans toute sa violente douceur, pleine d´Elsa Osorio rythme ces retrouvailles. Pas chassés, arabesques, grand écart : les voix des ancêtres se mêlent au récit présent, pour une broderie narrative hors pair. Un livre en équilibre, subtil et périlleux, qui danse comme il parle.
ARTE TV – Sélection livres Alexandra Morardet
Deux histoires familiales liées par l’amour du tango
12 janvier 07
Ana et Luis se rencontrent à Paris, au Latina. Réunis par la danse, ils vont sceller une collaboration qui va les emmener dans leur passé familial et romanesque.
De 1897 à aujourd’hui, à travers les destins de personnages passionnés, c’est l’histoire du tango qui se révèle. Des cabarets populaires aux antichambres des maisons bourgeoises, la danse lie deux familles, aux antipodes l’une de l’autre.
Le père d’Ana, profondément blessé par ses années d’emprisonnement en Argentine, n’a jamais rien révélé de son histoire familiale. Luis de Buenos Aires, se démenant pour réaliser un film, va dévoiler à Ana, débord récalcitrante, la réalité de sa famille et de ses ancêtres, à travers quelques personnages primordiaux, comme Hernàn, son arrière grand-père. Fils de bonne famille, Hernàn Lasalle, merveilleux danseur de tango va initier une jeune femme, Asunsion, l’arrière-grand-mère de Luis, à cet art interdit, qu’elle transmettra à son fils, un célèbre pianiste et compositeur de tango.
Les histoires d’amour sur plusieurs générations lient inévitablement les protagonistes et vont de pair avec la passion du tango.
Les époques s’entremêlent et à Tango, les langues se délient. Tango, c’est l’endroit où les amoureux du tango passent l’éternité ; ils regardent leur arrières-petits-enfants vivre et commentent parfois leur passé. Observateurs extérieurs, ils ponctuent de leurs dialogues le récit historique.
Le narrateur est le tango. Il s’adresse aux personnages, leur rappelle l’importance qu’il a eu dans leur vie. Le principe narratif est original.
Tango, épousant les contours du grand romanesque, est une ode à cet art de vivre et à l’Argentine.
De l’opulence du début du siècle, au coup d’état de 1930, jusqu’à la crise économique en 2001, Elsa Osorio nous plonge dans un Buenos Aires aux mille facettes, qui vit au rythme du tango.
ENCRES VAGABONDES – Magazine
Isabelle Roche
21 février 2007
Au tout début il y a la musique et la danse – le tango. Un jeu de regards entre Luis, Argentin de passage à Paris, et Ana, Française d’origine franco-argentine, puis un tango dansé ensemble au Latina, où chacun en apprend suffisamment sur l’autre pour que la conversation s’approfondisse et que naisse l’envie de se revoir. Ana est universitaire, fiancée à un courant d’air, Luis est cinéaste, célibataire. Ana est une Lasalle, un nom qui eut sa part de gloire dans la petite communauté des grands propriétaires de bétail ; Luis est le descendant de Juan Montes, un célèbre compositeur de tangos des années 30. Lui est amoureux de Buenos Aires, elle fâchée avec l’Argentine dont le régime, trente ans auparavant, a emprisonné son père pour délit d’opinion, et avec sa famille paternelle : son père a été abandonné par son propre père, qui haïssait les “subversifs”. Puis Luis et Ana découvrent que des liens très anciens, remontant aux dernières années du XIXe siècle, nouent l’une à l’autre leurs familles : l’aïeul de Luis était le fils d’Asunción, femme de chambre d’Inès Lasalle – la sœur d’Hernán, le père de ce César tant exécré qui n’a pas hésité à laisser emprisonner son fils…
Voilà donné le coup d’envoi d’une vaste fresque familiale qui va déployer, pendant plus de quatre cents pages, une myriade d’histoires d’amour, les unes contrariées pour cause d’interdits sociaux – une femme de chambre ne saurait prétendre épouser un “fils de famille” pas plus qu’une “fille de famille” ne peut rêver de se marier avec un simple joueur d’orgue de Barbarie – les autres vouées à l’échec parce que sous-tendues par les affres des passions, quelques-unes enfin vécues pleinement. L’on trouve des noces arrangées, des enfants nés hors mariage, des relations adultérines – et des désespoirs qui vont jusqu’au suicide ou à la lente immersion dans la folie.
Accrochés à ces vies tumultueuses, des personnages aux caractères affirmés dont les sentiments, les émotions, les incertitudes et les emportements sont rendus par une écriture maniant une palette riche et subtile. Les protagonistes sont dépeints de telle manière, et leurs destinées brossées avec tant d’allant que l’on éprouve d’emblée une très puissante empathie à leur égard – on ne songe plus qu’à découvrir ce qu’ils deviennent… Asunción connaîtra-t-elle l’amour dans les bras d’Hernán ? Et Inès ? Pourra-t-elle suivre Miguel ? Qui de l’amour ou de la loi des classes sociales l’emportera ? Juan deviendra-t-il célèbre ? Retrouvera-t-il Rosa ? Ana et Luis vont-ils finir par s’accorder ? Le projet cinématographique de Luis verra-t-il le jour ? Quelques questions parmi tant d’autres qui obnubilent le lecteur et le poussent à tourner les pages l’une après l’autre sans plus voir les heures passer. Voilà pour la force purement romanesque de ce livre. Dût-il n’être que cela – un roman “à personnages” brassant mélodrames et tragédies avec ce qu’il faut de maîtrise pour ne jamais sombrer dans le pathos – Tango serait déjà une belle réussite. Le travail formel qui caractérise l’écriture le place bien au-delà de cette ligne de flottaison qui distingue les romans simplement “bons” de ceux qui offrent un véritable intérêt littéraire.
Mais avant de s’intéresser de plus près aux virtuosités d’écriture dont a usé Elsa Osorio, il faut préciser que le fond du récit ne se limite pas aux histoires croisées de ses protagonistes : s’y racontent aussi deux zones de l’Histoire qui se regardent et s’interpénètrent – l’histoire du tango depuis sa naissance et celle de l’Argentine en tant que pays – ainsi que la genèse et le développement, en une très habile mise en abyme, d’un projet de film sur le tango dont le sujet et la structure ressemblent trait pour trait à ceux du livre qu’on est en train de lire…
Luis ne croit pas que le véritable protagoniste du film soit Juan, ni Asunción, ni Hernán, ni le joueur d’orgue napolitain, ni le compadrito, ni l’entraîneuse, qui ne manquera pas d’être là, mais le tango, le tissu de toutes ces relations complexes, le rassembleur de toutes ces différences.
À cette matière brute que l’on pourrait dire marbrée répond une construction beaucoup plus complexe que ne le laisserait supposer la division du texte en parties et en chapitres. À l’intérieur de ce découpage des plus classiques se cache un entrelacs serré de voix changeantes, mêlant monologues intérieurs, passages narratifs, style indirect libre, avec parfois l’irruption, telle une éminence brusque dans un terrain plat, d’une apostrophe, d’une interpellation, d’une formule d’adresse. Pour ciseler davantage encore ces figures, l’on voyage en va-et-vient continuels dans les différentes époques – le “présent” de la relation entre Ana et Luis, le “passé” de la dynastie Lasalle et de la famille d’Asunción – et l’on achève de s’envertiger au gré des temps grammaticaux, tantôt présent, tantôt passé simple, tantôt futur parce que ces jeux tous azimuts demandaient d’être pimentés de quelques anticipations… Du très grand art que rehaussent, non sans humour, ces petits clins d’œil narratifs que sont ces voix défuntes venues de Tango, le paradis des “gens du tango” qui ont réglé leur vie sur cette musique, et les soudaines prises de parole… du tango lui-même.
Cette étreinte, c’est moi, Tango, c’est aussi simple que tu le sentais, Hernán, en ce temps-là. On a passé des années à débattre sur mes origines et mes causes, mon nom et mon métissage, à disserter sur mes aspects secondaires, alors que la seule chose importante, celle qui me fonde, c’est cette étreinte.
Elsa Osorio transfigure la saga historico-familiale, un genre si consensuellement romanesque qu’il finit par contenir, pour certains lecteurs, l’essence même du mot “roman”. Elle ne se contente pas d’une narration polyphonique – procédé somme toute assez banal aujourd’hui : elle joue avec une maestria hors du commun des niveaux temporels et des postures narratives, creusant encore les reliefs de son récit en introduisant les voix “supradiégétiques” du chœur des morts et celle du tango personnifié. Ne manquons pas au passage de saluer le travail du traducteur, qui a su rendre en français la haute technicité de cette écriture. Les changements de narrateurs, d’époques, de lieux gardent leurs complexités, parfois perturbantes – d’autant que les personnages sont très nombreux et que les prénoms se retrouvent d’une génération à l’autre. Mais par le vertige même qu’ils provoquent, ces glissements incessants donnent à ce roman tout son charme : l’on s’y engouffre comme dans une danse endiablée qui, terminée, laisse sans souffle – et si heureux – ceux qui s’y adonnent.
LIVRES HEBDO
1º décembre 2006
Véronique Rossignol
TANGO PARAISO
Un siècle de l´histoire de l´Argentine à travers le destin de deux familles avec le tango pour maître de ballet.
Ana et Luis, la trentaine, sont deux Argentins qui se rencontrent à Paris en 2000 à la milonga (le bal tango) du cinéma Latina, i´un des lieux de la capitale où se retrouvent tous les aficionados. Elle, sociologue, ne veut rien connaître du pays de son père qui a rompu avec sa famille et s´est exilé. Lui, cinéaste, a laissé derrière lui Buenos Aires et l´Argentine face à une très grave crise. Ils se découvrent des parentés : elle des vient conseillère artistique d´un film qu´il prépare autour du… tango, et ils plongent ensemble dans leur histoire commune. Après Borges et Cortazar, Elsa Osorio se saisit à brasle-corps du plus beau cliché, du plus séduisant produit d´exportation de son pays : le tango. Elle retrace avec ampleur la saga de deux familles (les Lassale de l´aristrocratie terrienne et celle plus modeste de Juan Montes, compositeur de tango), quatre générations dont les trajectoires se croisent et s´entrelacent comme les jambes des danseurs de tango. De « Tango », « le ciel du tango », sorte de paradis imaginaire où se retrouvent tous les disciples les plus dévoués à l´art, les aïeuls de Luis et Ana suivent les aventures de leurs descendants tout en commentant les épisodes de leur propre vie. Tandis que le tango lui- même, véritable personnage dans ce roman, intervient á la première personne. Elsa Osorio évoque la genèse se cette danse métissée, née sur les rives de Rio de la Plata, dans les bars interlopes des faubourgs, licencieuse, interdite de séjour dans la bonne société puis devenue respectable après avoir conquis Paris, dans les années 1920, et le monde entier. Le tango « rassembleur de toutes ces différences », fondant des influences complexes, les natifs et les immigrants, l´Europe et l´Amérique, que la romancière voit comme une métaphore de l´ histoire tourmentée et de l´identité argentines. Explicitement sexuel, ou au contraire d´une sobriété concentrée, quelle que soit la façon de l´exécuter, le tango est avant tout un « abrazo », une étreinte, affirme Elsa Osorio qui communique sa dévotion pour cette danse de désir que la romancière Silvina Ocampo, femme de Bioy Casares, définissait ainsi : « le tango, c´est se réjouir d´être triste », comme une sorte de version plus désespérée, plus violente de la saudade portugaise, où se mêlent la nostalgie de I´exilé, et celle du temps qui fuit, des amours perdues…
Moins dramatique que son précédent livre traduit en français, Luz ou le temps sauvage, qui revenait sur la période sombre de la dictature en Argentine durant les années 1970, mais toujours attachées à regarder le passé de son pays dans les yeux, par l´intermédiaire de la fiction, Elsa Osorio conduit un feuilleton terriblement romanesque, 492 pages de pages de passion, menèes la main fermement plaquée dans le dos de lecteur, avec l´autorité souple, la fougue contenue du danseur de tango.
ESPACES LATINOS MARS-AVRIL 2007
Une Saga Argentine
Christian Roinat
« Après une sérieuse séance de tango, filles et garçons se connaissent mieux. Cette phrase, charmante et apparemment naïve, écrite en 1912 par une romancière française pourrait parfaitement résumer le grand roman de Elsa Osorio. Tango nous transporte de Paris à Buenos Aires et nous fait vivre à la fois les petites histoires d´une foule de personnages et la grande histoire argentine.
Tango, dommage que le titre français soit aussi peu parlant, Cielo de tango étant le titre original, est une véritable épopée que vivent des gens finalement ordinaires. Paris au début du 21 e siècle, Buenos Aires à la fin du 19e, un cinéaste et une jeune universitaire en France, des bourgeois et des ouvriers, militants politiques en Argentine. Le récit alterne les scènes intimistes et les grands mouvements sociaux, les bonheurs profonds et les peines que l´on garde pour soi. Comme dans les feuilletons populaires, deux familles et trois générations sont en présence, s´affrontent et se rapprochent, se déchirent et s´unissent. Des hasards parfois étranges permettent des rebonds inattendus, bref, on est immergé dans cet univers qui reprend la veine de mélo, mais qui ne manque jamais de profondeur.
Le rapport entre les deux univers, Paris et Buenos Aires, se fait par l´intermédiaire du documentaire que veut tourner Juan, cinéaste argentin, descendant d´un fameux compositeur. Ana, fille d´un Argentin victime de la dictature, qui vit en France où elle est sociologue, accepte de participer au projet. La famille d´an, un siècle, a vécu la naissance de phénomène nouveau avec un mélange d´attirance et de mépris. Image de cette casse éblouie par les modes et les goûts changeants de la bourgeoisie parisienne hésitant plusieurs années pour la jeunesse ou la musique que va envahir les salons.
Oui, « filles et garçons se connaissent mieux », mais cela est vrai aussi, en Argentine, pour les riches et les pauvres. Le tango devenant peu à peu le lien profond qui va unir un pays entier. La psychologie des nombreux personnages est assez riche et nuancé por qu´ils soient à la fois représentatifs de leur classe et tpujpors humains. Le lecteur s´attache à eux ou les déteste, comme dans un tango chanté.
Quant á l´histoire de l´Argentine, elle nous est racontée clairement, à travers les rapports qui se tissent entre ces gens ordinaires. Mais Elsa Osorio fait bien mieux que raconter simplement une saga familiale, elle joue, et elle le fait très bien, avec le style et le rythme. Constamment, en reproduisant avec l´écrit ce que sont les syncopes du tango, elle change de tempo, d´atmosphère, en changeant de narrateur ou (plus original) de destinataire de son récit. Cela surprend le lecteur, l´oblige à garder le fil, à devenir celui qui, dans la danse, se laisse rôle, devient lui aussi un élément de la création.
Une autre excellente idée est de ponctuer l´histoire pas des commentaires, souvent drôles, venant d´un au-delà qui serait une espèce de paradis du tango. Des personnages du roman, qui ont vécu dans les années 1880 les débuts du phénomène nouveau et disent avec ironie ce qu´ils pensent de la façon de vivre de leurs descendants ou de l´évolution de leur tango. S´il existe en France quelqu´un qui ne serait pas encore convaincu que tango et Argentine ne font qu´un, ce roman lui est dédié.
ROUTARD
Dans son dernier (et remarqué) roman Luz ou le temps sauvage, Elsa Osorio s’attaquait, à travers l’histoire d’une famille, à une page sombre de l’histoire de son pays : la dictature des généraux argentins de 1976 à 1983 et la terrible histoire des desaparecidos. Son dernier opus, Tango, apparaît encore plus ambitieux. Osorio y retrace l’histoire de Buenos Aires et du tango en racontant la saga de deux familles que tout oppose : bref, une gageure.
Le roman débute au Latina, à Paris. Ana, une Française d’origine argentine, rencontre Luis, un réalisateur argentin venu en France chercher des financements pour un film. Coup de foudre, ou presque, entre ces deux inconnus qu’un projet de documentaire sur le tango va réunir. En travaillant sur ce film, Luis et Ana vont découvrir qu’ils ne sont pas si étrangers que ça l’un à l’autre. Leurs histoires familiales se sont déjà croisées sur fond de tango, justement, dans le Buenos Aires du début du 20e siècle. A l’époque d’avant les dictatures, quand l’Argentine était une terre promise qui attirait des immigrants venus de partout…
Luttes sociales et amours intenses, répression politique et trahisons intimes, Tango mêle la petite et la grande histoire au cours d’un récit complexe où l’auteur change d’époques, de narrateurs et d’espaces. Elsa Osorio brosse un vaste tableau de son pays, soutenu par une narration chorale dans laquelle le tango lui-même a son mot à dire. Des quartiers mal famés de La Boca aux salons parisiens, il est bien entendu le personnage principal du roman, tant il semble guider les personnages auxquels il sert de lien.
L’ARBRE À LETTRES
Annabelle Canastra
30 janvier 2007
Dans votre livre, nous les français et Paris sommes à l’honneur, terre
d’escapade où d’exil pour certains de vos héros et notamment pour le tango,
qui trouve chez nous des lettres de noblesse. Des bas – fonds de Buenos Aires
aux plus grands salons parisiens, le tango, danse et musique, interdit dans
les milieux aisés argentins trouve chez nous une toute autre place. Comment
expliquez- vous un tel renversement? Cela me fait penser au fado des
portugais qui des quartiers pauvres de Lisbonne se retrouve à l’étranger être
écouté principalement dans les milieux intellectuels.
La France représentait la culture, le bon goût, tout ce qui était a la mode à Paris, les Argentins essayaient de l’imiter; c’est la raison pour laquelle les Argentins étaient étonnés quand ils ont appris qu’en France on dansait le tango, une danse interdite, des gens vulgaires et des maisons closes. C’est un argentin tres beau et tres cultivé, Ricardo Guiraldez, excellent écrivain (un de ces privilégiés qui passait sa vie entre Buenos Aires et Paris) qui a dansé le tango pour la première fois dans un salon parisien en 1910. Il adorait le tango et le dansait très bien, ce n’était pas un hypocrite comme la plupart des hommes de sa classe. Le tango a séduit ce soir là chez Madame Reské (la femme du chanteur Jean Reské), et peu de temps après le tango s’est répandu dans divers milieux, il est devenu une sorte de fièvre, tout le monde le dansait, des gens les plus hétéroclites, des grands salons aux “dancings” populaires.