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Mediapart. Fabien Escalona
«Double Fond», ou la liberté célébrée contre les vols de la mort 7 AOÛT 2018 PAR FABIEN ESCALONA
Avec son dernier roman, Elsa Osorio embarque le lecteur dans une enquête haletante, qui ravive la mémoire tragique de la dictature militaire en Argentine. Cela commence comme dans un polar des plus classiques. Le corps d’une femme est retrouvé par des pêcheurs à La Turballe, près de Saint-Nazaire. Très vite, le doute plane sur son identité réelle, ainsi que sur les causes de sa noyade. Des personnages archétypiques entrent alors dans la danse : une journaliste obstinée, menant l’enquête en parallèle d’un vieux policier paternaliste et quelque peu désabusé, lui-même confronté à une hiérarchie réticente. L’intrigue s’épaissit au fur et à mesure du récit, les rebondissements s’accumulent, et il faut attendre l’accélération des dernières pages pour enfin accéder à la résolution. Cela
« fonctionne », comme on dit, et suffirait à conseiller Double Fond comme une lecture d’été agréable. Mais Elsa Osorio lui insuffle une dimension toute particulière, caractéristique de ses précédents romans. Dans Luz ou le temps sauvage ou La Capitana, l’auteure nous entraînait ainsi sur les pas d’héroïnes solaires, en proie à la chape de plomb de l’Histoire, lorsque l’arbitraire et la violence cherchent à étouffer la contestation et les pulsions de vie. La question des victimes de la dernière dictature militaire argentine, notamment, est au cœur de son œuvre. En parallèle de l’enquête sur la femme de La Turballe, un autre récit court en effet tout au long du livre, qui débute un quart de siècle plus tôt, en 1978. Il retrace le parcours de Juana, guérillera rescapée de la torture pratiquée par la junte de Jorge Videla. Pour sauver sa vie, mais aussi celle de son fils en bas âge et de bon nombre de camarades, elle accepte de coopérer avec le régime : « J’inventais des activités, en faisant d’hommes et de femmes qui luttaient pour la liberté, des esclaves militaires. » Ce faisant, Juana se condamne à une existence faite de secret, de silence et d’incompréhension de la part de celles et ceux qui l’ont connue. La rencontre fortuite d’un homme dans un train, un photographe dénommé Yves, en décidera autrement. Au fur et à mesure, le lecteur reconstitue les liens qui relient chacune des ces deux histoires. Ballotté d’hier à aujourd’hui, de Paris à Buenos Aires en passant par Marseille, il épouse les points de vue de plusieurs personnages, exprimés tantôt au style indirect, tantôt à la première personne. Il est confronté aux pratiques criminelles de l’Esma (l’École de mécanique de la marine), ce centre de détention clandestin tristement célèbre pour avoir fait disparaître des prisonniers en les anesthésiant et en les jetant à la mer par avion – les fameux « vols de la mort ». Il suit les intrigues de son directeur, l’ambitieux amiral Massera, lequel s’est offert une succursale occidentale avec le Centre pilote de Paris, dans un contexte de relations troubles entre la dictature et la République française. Il rencontre aussi les défenseurs des droits de l’homme qui défendirent le boycott du Mondial de foot organisé en Argentine en 1978 (lire le billet de Carlos Schmerkin dans le Club). La mémoire de ces épisodes est encore à vif. Il y a quelques mois à peine, le 29 novembre dernier, le troisième procès de l’Esma a par exemple débouché sur la condamnation de 48 anciens militaires pour crimes contre l’humanité. Si la justice s’est heureusement saisie des agissements de la dictature, la fiction se révèle une manière complémentaire, sensible, de rendre hommage à ses victimes, y compris quand celles-ci ont survécu. « Là-bas, on touchait lefond tous les jours, confie l’une des narratrices. Et même après avoir refait surface, dans cette autre vie que nous sommes quelques-uns à avoir conservée, combien de fois, en dépit des joies et des réussites, nous retombons dans ce fond boueux. » Sous la plume d’Osorio, ces victimes ne sont cependant pas enfermées dans ce statut. Son héroïne, Juana, sait faire preuve d’audace et d’ingéniosité aux dépens de ses geôliers. Elle se répète d’ailleurs sans cesse leurs noms, « comme une lente litanie, une prière païenne », pour le jour où ils auraient à payer. Elle ne peut, surtout, réprimer l’instinct de liberté qui l’anime, réveillé par Yves. D’autres protagonistes, comme le père de son enfant, s’accommoderont plus volontiers de l’arbitraire d’un milieu répressif mais aussi affairiste. De polar divertissant, l’ingénieuse construction romanesque d’Elsa Osorio finit par accéder au statut de tragédie moderne. À la curiosité, et parfois au scepticisme du lecteur face
aux hypothèses multiples soulevées au cours de l’enquête, succède une émotion grandissante, qui culmine avec le dénouement. Arrive enfin, en refermant Double Fond, l’envie d’en savoir plus sur cette histoire récente de l’Argentine, pour qui n’en était pas familier. Combiner l’efficacité du page-turner, le lyrisme du roman initiatique et la dignité du tombeau mémoriel aux disparus de la dictature n’était pas à la portée de n’importe qui. Elsa Osorio y parvient, confirmant la place de choix qu’elle occupe désormais dans la littérature latino-américaine.
L’Humanité|La vie à double fond des femmes torturées|Alain Nicolas
Entretien. Une femme meurt à Saint-Nazaire. L’enquête reconstitue le destin d’une militante prise entre son engagement et sa vie de mère. Le fardeau du passé traverse cette fiction politique aux allures de thriller d’Elsa Osorio. Entretien.
Un jour de 2004, des pêcheurs de La Turballe, près de Saint-Nazaire, remontent dans leurs filets le corps d’une noyée. On reconnaît Marie Le Boullec, médecin à l’hôpital de Pornichet. On apprend vite qu’elle s’appelle Landaburu, et venait d’Argentine, avant d’épouser Yves, photographe. L’enquête montre que sa mort n’est pas due à la noyade, mais à une chute de grande hauteur, peut-être d’un avion. Une journaliste fait le rapprochement avec une méthode d’élimination utilisée par la junte militaire argentine entre 1974 et 1983 : jeter vivants à la mer, depuis un avion, les « subversifs ». Une spécialité de l’École Supérieure de Mécanique de la marine argentine, l’ESMA, centre de torture de sinistre réputation.
Parallèlement au récit de l’enquête, Double fond, le roman d’Elsa Osorio, donne à lire des e-mails adressés par une mère, ancienne militante, détenue de l’ESMA, à son fils Matías. Elle a été forcée, pour qu’il ait la vie sauve, d’avoir une liaison avec un de ses tortionnaires et de collaborer, en particulier en infiltrant les groupes de réfugiés argentins en France. Puis elle a réussi à d’échapper, a rencontré un Français, l’a épousé, a repris son métier. C’est quand elle essaie de reprendre contact avec son fils, maintenant adulte, que le passé refait surface.
Double fond, c’est le destin de cette femme, Marie, Juana, Lucia, Soledad, qu’importe son nom, que nous raconte Elsa Osorio. C’est celui de bien des femmes argentines, militantes, détenues. Certaines sont mortes sous la torture. D’autres ont cédé sous la menace, pour sauver leurs enfants. D’autres encore ont changé de camp. Ou feint de la faire, jusqu’à ce qu’une occasion se présente de choisir la liberté. Qu’elles soient ou non passées dans ces lieux de mort, qu’elles aient été torturées ou aient vu disparaître leurs proches, qu’elles aient eu à justifier leur comportement sous les sévices, les viols et le chantage, les femmes ont été doublement victimes en cette période. C’est ce que veut nous raconter, du double point de vue de l’enquêtrice et de la victime, Elsa Osorio.
D’où vient cette idée de roman, sous sa forme double, d’enquête policière et de tentative de reconstituer une relation mère-fils ?
Elsa Osorio : Je voulais ces deux récits, qui se mélangent et s’expliquent l’un l’autre, pour qu’on connaisse les faits historiques et pour qu’on comprenne les personnages. La journaliste représente quelqu’un qui ne sait rien de tout cela. Mais pour moi ce n’est pas du passé. Le livre est sorti d’abord en Italie, et cela a coïncidé avec la condamnation à perpétuité des gens dont parle le roman.
N’y avait-il pas des lois d’amnistie telles que la loi « Point final » ?
Elsa Osorio : Elles ont été annulées. A partir de cela des procès ont eu lieu, pendant le gouvernement précédent, mais ce travail a commencé depuis quarante ans, depuis que la première « mère de la place de mai a commencé sa lutte », et n’a jamais cessé. En Argentine, on est allé très loin. Il y a actuellement un retour en arrière, mais on ne peut pas empêcher ce qui s’est passé.
Le personnage, avec tous ses prénoms, Juana, Lucia, Soledad, Marcia est insaisissable.
Elsa Osorio : Changer d’identité était évidemment indispensable pour une guerillera. Au départ, je voulais parler du Centre Pilote de Paris, où beaucoup de choses mystérieuses se sont passées. J’ai passé des années à chercher, des archives, des témoignages. Après, j’ai fait tout autre chose. C’est le personnage de Juana/Marie le Boullec qui m’a prise. J’ai essayé de voir ce qui se passait dans des circonstances extrêmes. Ce qui se passe avec ses femmes qui ont vécu avec leurs propres tortionnaires, c’est assez compliqué. Certaines n’ont pas laissé de traces. Mais on connait le cas d’une femme qui a eu deux enfants d’un de ses tortionnaires, et est passée complètement de l’autre côté.
Et comment réagissez-vous à ça ?
Elsa Osorio : Je ne suis pas d’accord avec ceux qui dénoncent une femme. Qui peut dire de quoi on est capable dans ces conditions ? Elles-mêmes ont eu besoin de beaucoup de temps, ne serait-ce que pour parler entre elles de ce qui s’est passé. Une de ces femmes a présenté ce roman en Argentine. Elle a dit qu’entre les femmes qui se sont vues après quelques années, c’était difficile, pour elles-mêmes, de reconnaître qu’elles avaient eu des relations avec ces types.
On cherche à savoir, à comprendre. On sait qu’au début elle était avec un militant, le père de Mati, puis qu’elle l’a quitté pour un autre, d’une organisation différente. Ils avaient des divergences, elle avait évolué politiquement…
Elsa Osorio : A l’époque, on vivait très vite. C’est historique. Les deux organisations armées les plus importantes se sont unies. L’enfant est le fruit de cette alliance. Elle n’est pas en prison, mais dans un camp de détention clandestin. Cette vie, avec cet homme, qui la protège, est une relation imposée, mais elle le remercie d’avoir sauvé son fils. Je raconte une histoire individuelle, que je recombine à partir de celles de trois ou quatre cents femmes qui ont vécu des situations semblables. C’est énorme. Certaines ont cédé à leurs tortionnaires, parfois sont allées plus loin, sont devenues leurs compagnes, ou ont collaboré à la traque des militants.
D’où vient l’idée de cette rencontre avec ce Français, avec qui elle se mariera ?
Elsa Osorio : Comment pour elle-même elle peut comprendre le rapport qu’elle a avec cet homme, « El Rubio » ? Je ne veux pas une femme qui soit toute d’une pièce, d’un côté ou de l’autre. Quand elle a une aventure avec un homme, n’importe lequel, elle fait une brèche dans cette toile terrible. Elle n’est pas amoureuse de ce Français. Mais elle se rend compte que l’amour c’est quelque chose qui se passe entre deux êtres libres. Et elle peut vivre enfin autre chose. Là encore, je me suis basée sur un fait historique : des prisonnières de l’ESMA sont venues à Paris et après sont rentrées à Buenos Aires avec les chaines des prisonnières.
Elle, elle a des relations assez troubles avec cette femme, Elena. Elle comprend qui est Juana, mais ne dit rien
Elsa Osorio : Elle a existé. Elle soutenait la dictature, et je la mets dans le roman sous son vrai nom. Elle n’occupait pas un poste important, mais appartenant à la haute bourgeoisie, elle se sentait en sécurité avec les militaires. On dit que c’est elle qui a eu l’idée du Centre Pilote. Le Centre Pilote était un moyen de soutenir les projets de l’amiral Massera. Il a fait assassiner environ 4000 personnes, avant de se présenter aux élections présidentielles à la fin de la dictature en 1983. Mais Elena comprend qu’il y a un lien entre les Montoneros et la Marine. Elle est sur le point de raconter cela avant d’être assassinée.
Vous révélez les relations d’affaires entre anciens officiers tortionnaires et anciens révolutionnaires.
Elsa Osorio : C’est un des effets de cette loi d’amnistie. On a mis en lumière les relations entre les anciens de l’ESMA, et les milieux dirigeants argentins des années 90. Aujourd’hui, ces gens sont condamnés, mais le gouvernement de droite actuel ne veut plus entendre parler d’enquête. Je connais quelqu’un qui était à l’ESMA, qui a fait des études d’économie, et qui gagne beaucoup d’argent. Et les liens avec Licio Gelli et la loge P2 sont avérés.
Marie Le Boullec est aussi une mère, et semblable à ces mères de la Place de Mai qui cherchent leurs enfants ?
Elsa Osorio : Je n’y avais pas pensé. Le fait qu’elle soit mère la rend vulnérable. L’homme qu’elle a quitté sait qu’elle tentera un jour ou l’autre de reprendre contact avec son fils. En fin de compte, c’est un féminicide. Elle meurt parce qu’elle a quitté un homme.
D’où vient le personnage du fils ?
Elsa Osorio : Je connais des jeunes enfants de disparus. Presque toujours, ils disent : « ma mère préférait la politique à son enfant ». Ils accusent leurs parents de les avoir mis en danger. Mais ils admirent leur courage. C’est très contradictoire. Matias est le fils d’un ancien militant, qui a fait des affaires avec des anciens de la junte, et il est totalement déchiré.
La tension du livre naît à la fois de l’enquête policière, et de l’incertitude sur l’évolution des relations mère-fils.
Elsa Osorio : La mère étant morte dès le début, il fallait, en dehors de la recherche de l’assassin, créer une attente. Les questions ne sont donc pas « qui ? », mais « comment ? » et « pourquoi ? ». Et surtout : « peut-elle encore se choisir un destin ? »
Comment vous êtes-vous documentée ? Avez-vous rencontré certaines d’entre elles ?
Elsa Osorio : Quand je vivais à Madrid, je faisais partie de l’Association argentine des droits de l’homme. J’ai rencontré beaucoup de témoins, en particulier à l’occasion du procès intenté par le juge Garzón. Je n’ai pas parlé directement avec ces femmes, sauf celle que j’ai mentionnée, qui est une journaliste reconnue, et à qui j’ai donné ce livre avant sa parution.
D’autres romans parlent de cette période
Elsa Osorio : Deux livres parlent d’une même femme qui est devenue la compagne d’un militaire. L’un émane de deux femmes détenues, qui l’attaquent, ce qui est normal. L’autre, plus récent, montre une attraction assez malsaine à propos des violences qu’elle a subies, et la présente comme une femme de pouvoir. Quand j’ai commencé mon livre, la situation politique était différente d’aujourd’hui. La justice avait pu juger, et condamner les coupables. On pouvait s’occuper de nuances, de complexité, d’erreurs.
Et maintenant ?
Elsa Osorio : Maintenant, le gouvernement, après avoir tenté une nouvelle amnistie, a allégé les peines des condamnés, assignés à résidence chez eux. C’est une affaire politique, et aussi économique. Certaines grandes entreprises qui ont des liens avec le pouvoir ont bénéficié de la torture, et aimeraient bien être tranquillisées. On en parle peu, mais je viens de subir une sorte de censure de la part d’une agence de presse, qui montre que le problème est sensible. Alors qu’on a passé des années, avec le travail des Mères à faire un inventaire au plus juste des disparitions, on ne dit plus qu’il y a 30 000 disparus. On a produit le chiffre de 7542, sorti d’on ne sait où, en une sorte de solde de tout compte, comme pour dire « voyez, ils ne sont pas si coupables ».
Et Saint-Nazaire ? C’est à la suite de votre résidence à la Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs ?
Elsa Osorio : L’idée est venue avant. Mais Patrick Deville, son directeur, m’avait dit que Saint-Nazaire était à la même distance de l’Équateur que le Rio de la Plata. C’est faux, évidemment, mais j’avais très envie de le croire. Alors j’ai imaginé les choses, je me suis renseigné sur les courants, et j’ai demandé la résidence par la suite, ce qui a été formidable pour écrire.
Le Temps week-end ISABELLE RÜF
Un polar historico-politique
Dans les livres d’Elsa Osorio, la lutte armée en Argentine et la répression militaire qui a suivi jouent un grand rôle. La roman- cière est née en 1952: elle a grandi dans ce climat de violence et de secret. Double Fond prend la forme d’un roman policier histo- rique qui se déroule en bonne partie en France mais qui renvoie constamment à l’Argentine des années 1970 et 1980. Tout est en effet à double ou triple fond dans ce récit, à commencer par l’iden- tité de la victime. En 2004, le corps de Marie Le Boullec est retrouvé par un pêcheur de La Turballe, près de Saint-Nazaire. Accident, suicide, crime? Méde- cin urgentiste très appréciée dans la région, cette veuve menait une vie discrète. On ne lui connaît pas d’ennemis. Pourtant, l’autopsie révèle des fractures aux jambes et la présence d’un anesthésique dans ses veines.
Muriel Le Bris, jeune journaliste fureteuse, se prend de passion pour cette énigme que la gendar- merie et le maire semblent désirer classer rapidement pour ne pas nuire à l’image de la région et à la riche famille Le Boullec. Muriel va investiguer bien au-delà de son travail de journaliste. Avec la vieille voisine et amie de la doctoresse et un copain dévoué (et amoureux), elle forme un trio d’amateurs déterminé et efficace, à la limite de la légalité.
IDENTITÉS MULTIPLES
Tout comme le commissaire Fourquet, Muriel est frappée par les similitudes entre le cas de Marie Le Boullec et les méthodes des militaires argentins qui se débarrassaient des subversifs en les jetant à la mer depuis des avions et des hélicoptères. Or Marie a grandi à Buenos Aires. Elle semble avoir emprunté toutes sortes d’identités avant de se ran- ger. Le roman se déploie dès lors sur plusieurs plans. Un récit en italique le parcourt, une femme, qui semble bien être Marie Le Boullec ou une de ses amies proches, y confesse son rôle dans la guérilla et après. Elle s’adresse à son fils, qu’elle a dû abandonner enfant, après qu’elle a été arrêtée, et elle cherche à se justifier. En parallèle, on suit, à Paris, en 1978, les activités du Centre pilote de la Marine argentine qui avait pour mission de redorer l’image du pays auprès de la France et d’in- filtrer les groupes de soutien aux mouvements révolutionnaires
ELLE
DISPARITION EN EAUX TROUBLES
PASCALE FREY
Lorsque Marie Le Boullec, médecin adorée de ses patients, est retrouvée noyée au large de Samt-Nazaire, tout le monde pense qu’elle s’est suicidée Pourtant, que ques indices (un homme qui rôdait devant chez elle, un appel téléphonique affolé à sa voisine) pourraient laisser croire à un meurtre Et comme Muriel Le Bris, jeune journaliste cantonnée auxchiens écrasés, n’est pas débordée, elle décide d’enquêter Ses recherches vont l’emmener lom, tres lom de la Bretagne et la conduire dans l’Argentine des années 1970 sur les traces de Juana qui, après avoir combattu le regime, après avoir subi prison et torture, a eté obligée de colla- borer pour sauver son fils Juana pourrait bien être cette Marie morte en mer
Dans son premier roman, « Luz ou le Temps sauvage », Elsa Osono avait raconté le terrible destin des enfants enlevés à leurs parents pour être adoptés par des familles prochesdupouvoirargentin Elleplongeanouveaudanscesanneesdramatiques, sur lesquelles régnaient trahisons et assassinats CommentJuana-Mane s’est-elle retrouvée, des années plus tard, mariée a Yves, un photographe francais, comment a-t-elle réussi à fuir Buenos Aires ‘ Ce passé a-t-il fmi par la rattraper ? Elsa Osono signe un romano la fois historique, politique et policier maîs aussi sentimental Car l’amour arrive malgré tout à puer sa partition dans ces pages et apporte un peu de bonheuretde répit dans ces annees sanglantes •
TÉLÉRAMA Giles Heuré
Dans “Double fond”, l’écrivaine argentine livre un véritable roman d’espionnage : une doctoresse est retrouvée morte sur une plage de Loire-Atlantique. Une journaliste reconstitue le parcours de cette mystérieuse femme alors que la police conclut rapidement au suicide… Une œuvre qui mêle fiction et réalité, histoire française et Argentine.
Quand le corps d’une doctoresse de Saint-Nazaire, veuve depuis peu, est retrouvé sur la plage de la Turballe, en Loire-Atlantique, la police veut rapidement conclure à un suicide. Mais qui est-elle au juste, cette femme dont on apprend qu’elle est argentine ? Muriel, journaliste locale, mène l’enquête et va peu à peu reconstituer le parcours de cette femme… Véritable roman d’espionnage qui entremêle personnages réels et de fiction, Double fond est le nouvel opus traduit de la passionnante auteure argentine Elsa Osorio.
Comment avez-vous fait pour concilier les deux histoires qui tissent votre dernier roman : celle, politique, de l’Argentine, et celle de la recherche de l’identité de la femme noyée, qui se passe en France ?
Cela m’a pris à peu près cinq ans. Bien que douloureuse, la première histoire était peut-être plus facile pour moi, parce que je la connaissais. Mais je me suis aussi beaucoup documentée. Le procès de la ESMA, l’Ecole mécanique de la Marine argentine, centre de détention et de torture où sont passées près de cinq mille personnes entre 1976 et 1983, s’est terminé en novembre dernier, avec la condamnation de cinquante-quatre militaires accusés de tortures, d’exécutions illégales, de vols d’enfants, et d’être responsables de ce que l’on appelle les « vols de la mort » : des gens étaient drogués et jetés vivants d’un avion dans la mer.
Quand j’étais à Madrid, où je vis en partie, j’ai été aux côtés du juge Baltasar Garçon qui enquêtait sur les crimes de la dictature en Argentine et j’ai pu prendre connaissance des documents que lui avait transmis un militaire repenti. On pouvait y lire la définition de « l’ennemi », qui allait des associations d’étudiants aux opposants traditionnels. Et il était précisé que 95% des opposants étaient éliminés. On se demande alors pourquoi la dictature était nécessaire !
“Quand j’ai vu la plage de la Turballe, en Loire-Atlantique, je me suis dit que l’histoire devait se passer là.”
Pour revenir à mon roman, la fiction s’appuie sur la réalité, notamment celle qui concerne les « vols de la mort ». Et mes personnages, la victime et son bourreau Raùl, sont un peu le condensé de trois ou quatre personnes qui ont réellement existé. Par exemple, je me suis inspiré d’un fait réel : un militaire avait violé une femme devant les autres détenus. Plus tard, il a été arrêté à Rome et extradé en Argentine pour y être jugé et arrêté. Ces gens-là sont fiers de ce qu’ils ont fait. Alfredo Astiz, surnommé « L’Ange blond », a dit à son procès que ce qu’il avait fait, il le referait.
Quant à la seconde histoire qui se mêle à la première, il me fallait vivre en France. J’ai été en résidence à Saint-Nazaire mais quand j’ai vu la plage de la Turballe, en Loire-Atlantique, je me suis dit que l’histoire devait se passer là. Les lieux ont parfois des résonances, une acoustique qui font que l’on sait que l’histoire doit se dérouler à cet endroit.
Votre personnage, Juana, est une ancienne militante des Forces armées révolutionnaires (FAR) et des Montoneros (organisation politico-militaire péroniste), qui collabore contre sa volonté avec la ESMA pour sauver son fils. Y a-t-il eu beaucoup de cas identiques ?
La folie de la ESMA est allée très loin dans une certaine pratique de l’esclavage. Le chef de la ESMA, Emilio Massera, voulait se lancer dans une carrière politique et devenir président. Pour y parvenir il comptait sur la collaboration des Monteneros dont il avait tué près de cinq mille membres. Quelques-uns l’ont accompagné en Europe pour sa campagne présidentielle. La plupart des détenus à la ESMA étaient des détenus de la guérilla péroniste et lui aussi se revendiquait du péronisme.
“En 1978, ça espionnait de tous les côtés, et il y avait des rivalités entre la marine et l’armée.”
Le péronisme est un mouvement, plus qu’un parti, difficile à définir…
Oui. D’ailleurs, le personnage de Muriel, la journaliste française qui mène l’enquête, dit à un moment qu’on en connaît un peu plus sur le Chili que sur l’Argentine. Au Chili, le gouvernement socialiste de Salvador Allende a été renversé en septembre 1973 par l’armée de Pinochet. Mais en Argentine, la dictature était déjà là, dans le gouvernement de la veuve de Peron. En 1975, avant même la dictature militaire proprement dite, sont survenues de considérables morts violentes.
La littérature a-t-elle contribué à faire prendre conscience de le période de la dictature ?
Quand j’ai écrit Luz ou le temps sauvage (2000), je vivais en Espagne et il n’y avait pas beaucoup de romans qui en parlaient. Puis la société a évolué et les bouches se sont ouvertes, ne serait-ce que pour évoquer la recherche de l’identité des enfants d’opposants qui avaient été volés et placés dans des familles.
En quoi consistait ce curieux bureau argentin à Paris et pourquoi tant de militaires y travaillaient-ils, pour simplement enquêter sur les opposants à la Coupe du monde de football de 1978 ?
Il y a encore des mystères autour de cette affaire. Les gens en parlent peu. Une association en France, la COBA, publiait des témoignages sur la dictature dans une revue intitulée L’épique (en clin d’œil au quotidien français L’Equipe). Le centre de Paris voulait connaître tous ceux qui y collaboraient, mais aussi préparer la campagne politique de Massera. Ça espionnait de tous les côtés, et il y avait des rivalités entre la marine et l’armée.
Vous étiez en Argentine lors de la Coupe du monde ?
Oui. Et tout le monde devenait fou à cause du football, j’en étais stupéfaite. J’ai mal vécu ce moment. La scène que je décris dans le roman, où tout le monde saute de joie dans un restaurant, est bien réelle. Ce n’est pas anecdotique car celui qui ne sautait pas pouvait être soupçonné. Mais le jugement est difficile, parce que c’était un moment de joie collective. Le football peut faire tout oublier. La société a besoin de relâchement.
Quand vous avez commencé l’écriture du roman, saviez-vous que le personnage de la noyée, en France, serait Juana ?
J’ai essayé de modifier la fin parce qu’en général, mes romans finissent bien. Mais là, je ne pouvais pas. Je voulais aussi traiter du regard des enfants sur leurs parents qui avaient été militants. Beaucoup ne connaissent pas les circonstances dans lesquelles ont vécu leurs parents.
“La mémoire de la période de la dictature est encore à vif.”
C’est grâce au personnage de la journaliste française, Muriel, que l’on entre dans cette histoire…
Muriel est importante parce que tout le monde peut se sentir concerné par ce qui s’est passé, pas seulement les Argentins. Je crois que la littérature a ce pouvoir de faire comprendre une histoire qui s’est déroulée dans d’autres pays. Il y a aussi le personnage de Marcel, qui travaille aux côtés de Muriel et va enquêter en Argentine. Il réalise ainsi que beaucoup de ceux qui avaient été complices de la dictature se sont reconvertis en politique dans les gouvernements suivants et se sont enrichis. C’est un autre aspect qui mérite d’être signalé. La répression, en plus d’être politique, était aussi mafieuse. Beaucoup de propriétés ont ainsi été acquises par force en Argentine. Au début, c’étaient celles de militants, puis ensuite de n’importe qui.
Comment votre roman a-t-il été accueilli en Argentine ?
La censure a été très sournoise et sophistiquée. Une agence de presse a ainsi publié un entretien avec moi dans la rubrique culture, mais uniquement pour les abonnés – et on ne pouvait pas acheter simplement l’article, il fallait s’abonner pour pouvoir le lire. Cela révèle que la mémoire de la période de la dictature est encore à vif. Officiellement, on minimise ainsi le nombre des disparus. On passe de plus de trente mille à mille trois cent vingt-trois ! Un chiffre dont la précision dit tout de ce qu’il faut cacher ou faire oublier !
De même, certains ont des scrupules en raison de l’âge avancé des militaires emprisonnés. Mais il ne s’agit pas de vengeance : il s’agit de justice. Bien sûr, certains sont très âgés, mais parle-t-on de l’âge de ceux qu’ils ont tués ?
La Bibliothèque de Delphine Olympe
Année 2004. A La Turballe, paisible petite commune de la côte bretonne située non loin de Guérande, le cadavre d’une femme est retrouvé par des pêcheurs. Un suicide ? Muriel, la jeune journaliste locale appelée à couvrir ce fait divers, n’y croit guère… Il faut dire que Marie Le Boullec est d’origine argentine et que les modalités de son décès rappellent étrangement les innombrables victimes des vols de la mort perpétrés sous la dictature militaire.
Epaulée par un ami hispanophone et par la voisine de Marie, Geneviève, qui avait tissé avec elle des liens d’amitié, Muriel conduit une enquête qui l’amène à s’interroger sur l’identité de la victime. Quel est le passé de cette femme ? Etait-elle vraiment celle qu’elle prétendait être ? Tandis que le trio tente de tirer ces questions au clair, il se documente également sur l’histoire de la dictature. Et lorsque Muriel découvre que Marie avait eu des échanges de mails et des discussions par chat avec un énigmatique Argentin, le lien entre la mort de cette femme et l’histoire récente de ce pays ne fait plus aucun doute…
Elsa Osorio s’y entend comme personne pour révéler l’histoire de la période la plus noire de son pays en nouant les fils d’une intrigue captivante. Déjà, dans le fabuleux Luz ou le temps sauvage que j’ai lu il y a près de vingt ans et dont je me souviens pourtant avec une absolue netteté, elle empruntait au roman policier pour révéler l’horreur du trafic des bébés volés.
En alternant le récit d’une femme aux identités multiples écrivant une vibrante confession destinée à son fils afin que celui-ci comprenne pourquoi elle dut se séparer de lui, avec l’enquête menée par la journaliste, Elsa Osorio parvient à restituer un tableau saisissant de ce que fut cette dictature. Elle adopte ainsi deux points de vue qu’elle entremêle avec habileté, celui distancié de l’historien et celui vibrant d’émotion du témoin relatant sa terrible et révoltante expérience.
Maîtriser à ce point l’art de conjuguer le plaisir d’une lecture haletante avec l’exigence d’un récit extrêmement documenté relève d’un talent suffisamment rare pour ne pas passer à côté !
Si la dictature argentine a pris fin en 1983, de nombreux responsables du régime connurent l’immunité grâce à des lois d’amnistie qui ne furent annulées qu’en 2003. C’est pourquoi la justice, trente-cinq ans après les faits, n’en finit pas de poursuivre son travail. Il y a quelques semaines seulement, le 29 novembre 2017, un verdict à l’encontre d’une cinquantaine de militaires a été rendu à Buenos Aires, au terme d’un procès historique.
La Cause Littéraire| Cathy Garcia 14.03.18
« L’ananké. L’impossibilité d’échapper au destin ».
Nous sommes en 2004, sur la côte bretonne à La Turballe, proche de Saint-Nazaire, un pêcheur a retrouvé le corps d’une femme noyée. On découvre qu’il s’agit de Marie Le Boullec, un médecin apprécié, épouse d’Yves le Boullec, un photographe décédé quelque temps auparavant et issu d’une famille de notables locaux connue et respectée. La thèse du suicide semble la plus évidente et sans doute la plus arrangeante aussi pour cette famille sans histoire qui n’apprécie pas qu’on parle d’elle, si ce n’est pour en faire l’éloge, mais cette thèse ne satisfait pas Muriel, la jeune journaliste chargée d’écrire des articles sur la « femme de La Turballe » dans le journal local, depuis qu’elle a eu une conversation avec le commissaire Fouquet. Outre que le but d’un journal est forcément de capter et conserver l’attention des lecteurs, Muriel a un goût pour l’investigation et la vérité et Fouquet en lui révélant les origines argentines de la noyée, a aussi évoqué des assassinats jamais élucidés pendant la dictature, il la met sur une piste que lui-même, proche de la retraite, ne va pourtant pas creuser. Elle va donc mener sa propre enquête, même si elle ne pourra révéler publiquement toutes ses découvertes et encore moins quand l’affaire sera déclarée classée.
Ce qui a éveillé les soupçons du commissaire dans cette histoire de suicide par noyade, ce sont les fractures du corps de la noyée qui indiqueraient qu’elle soit tombée d’une certaine hauteur et les traces d’un anesthésique retrouvées elles aussi à l’autopsie. Marie Le Boullec étant médecin, cela pourrait confirmer la thèse du suicide, mais il se trouve que c’est du penthotal, exactement le même anesthésique utilisé par les officiers de la junte pendant la dictature argentine, lors de ce qu’ils appelaient des « transferts », ces vols de la mort qui consistaient à balancer des prisonniers vivants, conscients mais anesthésiés, du haut d’avions pendant des vols de nuit tous feux éteints au-dessus de la mer. Membres des FAR, des Monteneros, simples militants politiques, syndicalistes, artistes, étudiants, parents, religieuses ou autres soi-disant subversifs qui comptent au nombre des milliers de « disparus » de la dictature.
Mais quel rapport avec Marie Le Boullec, même si celle-ci a des origines argentines ? En menant son enquête, Muriel aidée par Marcel, un ami très ou trop attaché à elle mais calé en Espagnol et Melle Geneviève Leroux, une voisine âgée de Marie de Boullec qui ne croit pas à la thèse du suicide, car cette dernière lui avait téléphoné pour l’appeler à l’aide le soir de sa disparition. Marie était venue parfois chez Geneviève pour consulter ses mails sur l’ordinateur de cette dernière et c’est en réussissant à avoir accès à cette boîte, que le trio tombe sur une correspondance avec un jeune homme dans laquelle il est question de la mère de ce dernier et où elle utilise un autre nom, Soledad Durand.
Double fond démarre sur un récit, que nous allons suivre simultanément avec l’enquête de Muriel, dans une sorte de patchwork vertigineux, un récit qui nous transporte des années en arrière, à la fin des années 70. Celle qui raconte, c’est une mère et elle raconte à son fils, tous deux sont Argentins et elle raconte pour qu’il sache que, malgré toutes les apparences, elle ne l’a jamais véritablement abandonné. Elle raconte sa participation à la lutte armée contre la dictature, lutte en laquelle elle croyait et comment elle fut contrainte à la clandestinité, elle raconte l’arrestation qui l’a conduite avec son fils alors âgé de 3 ans, au terrible centre secret de rétention, l’ESMA et son « avenida de la Felicidad », un couloir baptisé ainsi par les militaires à cause des hurlements des prisonniers torturés qui y résonnaient en permanence.
Elle aussi a été torturée sur un grabat de la cellule 13 et son fils à l’écart entendait ses cris, elle criait mais elle n’a jamais parlé. Elle s’appelle Juana, mais aussi Lucia, et elle raconte, elle raconte tout, elle écrit sur du papier.
« J’aime ce chuchotement de la plume sur le papier. Elle le caresse, l’égratigne, fait surgir des mots cachés, prisonniers. Comme ces noms que je comptais sur les doigts de la main gauche : ceux des nôtres, et sur la main droite ceux de nos ennemis. Des noms que je répétais sans cesse, comme une litanie, une prière païenne. Je m’en souviens encore, il y aura bientôt vingt-sept ans, depuis le 16 septembre 1978 où j’ai commencé à les mémoriser ».
Du sous-sol de l’ESMA à son antenne à Paris, le Centre de Pilote, où des prisonniers furent envoyés clandestinement pour infiltrer le COBA, les groupes d’exilés sud-américains qui luttaient depuis leur exil et tentaient de dénoncer les crimes de la dictature et puis à l’ESMA de nouveau et de là à un appartement à Buenos Aires, un autre genre de prison, où sa seule liberté fut de pouvoir suivre des études de médecine, elle raconte son destin de femme, de mère, une femme et une mère dont l’intelligence et le courage furent à la fois le salut et l’enfer. Une femme qui n’a jamais parlé mais qui a dû se compromettre au-delà de tout respect d’elle-même et s’arracher le cœur pour sauver des vies. Et si la dictature a eu une fin, son enfer lui n’en a pas. L’injustice et l’impunité continuent de régner 30 ans après et vont la rattraper, même si elle a tenté de sauver ce qu’il restait de sa dignité et ce qui a toujours été le plus cher à son cœur : son fils, dût-il la haïr pour toujours.
« (…) ce que fuyait la femme de la Turballe, un homme, un régime, une folie, une haine tenace, l’a poursuivie jusqu’ici et l’a tuée. Noyée », écrira Muriel dans un de ses articles.
Il est question dans Double fond de ces circonstances qui permettent à des êtres humains de devenir des monstres sans culpabilité et d’autres qui combattent les monstres, bourreaux et victimes pris dans une même tourmente. Résonne douloureusement cette phrase de Nietzsche : « Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui–même. Et quant à celui qui scrute le fond de l’abysse, l’abysse le scrute à son tour ». Reste qu’il y a tout de même deux côtés de la barrière quand il s’agit de dictature, de torture et d’assassinats. Les faibles, les lâches, les opportunistes qui ont vendu leur âme sont souvent hélas du côté qui semble le plus fort et qui s’auto-justifie sans honte, et même si rien n’est jamais complètement noir ou complètement blanc, apparaît clairement dans ce livre – et dans toute sa pathétique et terrible indigence morale –, la folie humaine.
C’est tout un pan de l’histoire argentine qui est contenu dans ce livre, avec ses dessous les plus sales, les liens avec la France et les connivences entre militaires argentins et membres du gouvernement français, l’Ambassade argentine en France – comme dans d’autres pays – servant de centre de propagande et le Mondial de Foot en 1978 qui s’est déroulé en Argentine à la face du monde entier. Les hurlements des supporters couvraient ceux des torturés. Et n’oublions jamais qui a enseigné aussi aux militaires sud-américains leurs techniques de torture, à l’École des Amériques…
L’auteur nous livre une enquête romanesque mais fouillée dont les éléments n’ont rien de fictionnel, il s’agit de toute évidence pour Elsa Osorio, argentine elle-même, d’un devoir de mémoire dont on ressent pleinement la tension et la force émotionnelle et c’est en ce sens que ce livre, écrit lors d’une résidence à la Maison des écrivains et des traducteurs en France, en plus d’être réellement passionnant, est absolument indispensable. Il sert de cadre à une vérité qui n’a pas encore été assez dite, la plupart des coupables n’ayant pas été condamnés, les assassins dispersés dans la nature, sont devenus de redoutables hommes d’affaires, des maffieux avec pignon sur rue, enrichis grâce à leurs crimes, quand ils ne sont pas carrément réapparus dans les gouvernements soi-disant démocratiques qui ont succédé à la dictature. La mort de Marie Le Boullec dans le roman, survient un an après que les lois d’amnistie aient enfin été levées en Argentine par le président Nestor Kirchner, ce qui a permis de ré-ouvrir les dossiers judiciaires des militaires assassins et les conduire devant la justice, le procès le plus emblématique étant celui qui a concerné l’ESMA (École de Mécanique de la Marine) où plus de 5000 victimes avaient été torturées puis éliminées.
Captivant, bouleversant, édifiant et incontournable, Double fond nous prend à la gorge et ne nous lâche plus. L’odeur de la mort, l’odeur de la peur.
« L’odeur de la peur grimpe aux murs, elle raréfie l’air, elle est plus forte que la saleté, que les torchons sales, plus forte que tout »
Charybde 27 : le Blog
Quarante ans après, l’ombre vivace et noire des vols de la mort argentins.
Ce sont des pêcheurs qui l’ont trouvée, à La Turballe. Dans sa robe à fleurs, le visage serein, le corps bien conservé. Il n’y avait pas longtemps qu’elle était morte, a dit le médecin légiste.
Maintenant que j’ai pu mener l’enquête et reconstituer son histoire, je vois que même en cela, en laissant son corps arriver là, elle avait eu le sens de l’à-propos. Cette idée de se sauver à tout prix, qu’elle avait appliquée toute sa vie, elle l’avait gardée jusque dans sa mort.
La mort, elle n’avait pu y échapper, mais on aurait dit qu’elle s’était arrangée pour qu’on finisse par l’apprendre. Que se serait-il passé si la marée l’avait entraînée ailleurs, ou – comme c’était le plus probable – au fond de la mer ? Et que se serait-il passé si au journal on ne m’avait pas mutée du siège central, de Rennes, à Saint-Nazaire, pour couvrir des faits divers et ne plus fouiner là où il ne faut pas, mademoiselle Le Bris – histoire de me faire comprendre que personne n’est irremplaçable. Sans compter le commissaire Fouquet, un brave type, le contraire d’un imbécile, même s’il cache bien son jeu.
On n’aurait rien su. Ce n’était pas la première fois qu’elle s’en serait allée sans laisser de traces. Une de plus. Dans un petit village perdu de la côte française, au XXIe siècle, et sous une autre identité. Qui aurait pu le soupçonner ?
Fouquet m’a lancé l’hameçon et j’y ai mordu. Parce que c’est lui qui m’a dit que Marie Le Boullec était d’origine argentine et que la cause de son décès était l’asphyxie par immersion. Peu de temps auparavant, il avait lu dans le journal un article qui l’avait impressionné sur les noyés en Argentine, que l’on trouvait dans les années 70 sur une plage quelconque, ou les côtes du pays voisin.
Dix-neuf ans après « Luz ou le temps sauvage », l’Argentine Elsa Osorio revient arpenter les chemins cruels des années noires de la dictature militaire dans son pays. Cinq ans après « La Capitana », elle se penche à nouveau sur le sort complexe d’une combattante tentant d’échapper aux engrenages qui la broyent – et à la mort pour elle et pour ses proches. Contrairement à l’internationaliste flamboyante de la guerre civile espagnole, l’héroïne subversive de ce « Double fond », publié en 2017 et traduit en français en 2018 par François Gaudry chez Métailié, tôt capturée au moment du coup d’État militaire (ou du début du « Processus », comme l’appelèrent pudiquement les soutiens bien-pensants de la dictature), devra faire face pendant plusieurs années à plusieurs dilemmes éthiques en captivité, après avoir miraculeusement échappé à la mort (tirant bénéfice de la convoitise sexuelle et amoureuse d’un tortionnaire, pilote d’aéronavale), et vivre dans la terreur presque permanente lorsqu’elle sera en liberté étroitement surveillée. « On ne quitte jamais vraiment l’ESMA », le plus grand centre clandestin de détention, de torture et de disparition de la dictature, mis en place dans les locaux de l’Ecole de mécanique de la Marine argentine, sera sans doute une des leçons-clés de l’enquête.
Après avoir lu sur Internet le premier rapport sur les vols de la mort, je n’ai rien pu faire d’autre que de continuer à lire, malgré mes difficultés à comprendre l’espagnol. Je ne suis pas allée à La Turballe ni à l’hôpital de Saint-Nazaire ni à celui de Pornichet où travaillait Marie Le Boullec.
La rédaction fermait et je n’avais pas encore écrit un seul mot. J’ai rédigé l’article à toute vitesse, avec toute la charge émotionnelle de ce que j’avais lu, mais sans dire un mot de mes soupçons.
J’ai suivi les conseils de Fouquet : ne pas prévenir qu’on est sur une piste, au risque de laisser filer l’hypothétique criminel. Vous aurez tout le temps de raconter si jamais on le trouve, m’a-t-il dit, en citant en exemple le cas de ce dealer tabassé dans une rue de son quartier. Muet de peur, il avait refusé de révéler qui l’avait agressé. La piste que suivait Fouquet était la moins évidente, rien à voir avec un règlement de comptes entre bandes rivales, juste une histoire avec sa petite amie du lycée.
J’apprends à dire sans dire. C’est un défi. Dans le papier sur Marie, une seule phrase pouvait suggérer l’orientation de mon enquête… ou n’importe quelle autre.
« Les Grecs appelaient ananké l’impossibilité d’échapper au destin, en dépit des efforts de l’être humain pour se croire libre. L’ananké, si chère aux romantiques, surtout à Victor Hugo, a rattrapé la femme de La Turballe. »
Je pensais que le rédacteur en chef allait se montrer réticent, les références littéraires ne sont les bienvenues ni dans la rubrique ni dans le journal, mais il était si tard quand j’ai envoyé mon papier que personne n’a dû le lire. Dans les pages politiques, où j’écrivais avant, pas une ligne ne passait sans être revue et corrigée. J’aurais aimé écrire beaucoup plus, mais j’ai choisi la prudence.
Le jour s’était levé quand je suis allée dormir, angoissée.
Je sais vraiment peu de choses sur l’histoire de l’Amérique latine. La presse avait suivi avec intérêt la détention de Pinochet à Londres en 1998. Je l’ai lu aujourd’hui dans les archives. Et si j’ai été impressionnée que ses avocats défendent l’usage de la torture, cette sophistication du mal consistant à jeter les détenus vivants et anesthésiés à l’eau m’est intolérable. Les vols de la mort. Comment peut-on être aussi cruel ?
Ce que j’ai lu dans le témoignage d’un survivant est-il possible ? Pour alléger la conscience des tortionnaires, un prélat de l’Église argentine citait la phrase biblique : il faut séparer le bon grain de l’ivraie.
Le roman a été écrit partiellement dans le cadre d’une résidence d’auteur organisée à la M.E.E.T. (Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs) de Saint-Nazaire, et il est ainsi fascinant d’assister au déploiement de la noire histoire contemporaine argentine, toujours diablement actuelle, quarante ans après les faits, malgré les invocations rituelles à l’oubli, dans le cadre fort paisible de la Côte d’Amour, par le truchement d’une opiniâtre journaliste d’un grand quotidien de l’Ouest de la France dont le siège se trouve à Rennes. Plus qu’au « Mapuche » de Caryl Férey, on songera peut-être à son « Condor » qui, bien que concernant le Chili et non l’Argentine (quoique le caractère multinational de l’opération Condor, justement, rende parfois caduque cette distinction-là), reflète comme « Double fond » le cynisme psychopathe et content de soi des tortionnaires devenus hommes d’affaires après le « retour à la démocratie ». Mais la journaliste française choisie comme enquêtrice par Elsa Osorio pour assembler les éléments de cette histoire terriblement humaine et monstrueusement politique nous évoque aussi irrésistiblement un autre « attrapeur d’ombres », celui de « La frontière » de Patrick Bard découvrant l’intrication des horreurs mexicaines avec les féminicides de Ciudad Juarez. Et c’est ainsi que l’autrice argentine nous offre à nouveau un roman si terrible, si humain, si noir et si beau.
Encore à fourrer mon nez où il ne fallait pas, comme on me le disait à Rennes à propos d’une affaire beaucoup moins dangereuse. Cela pourrait être pire qu’un changement d’affectation, pire que de perdre mon emploi. Mais je ne peux plus faire marche arrière, que cela concerne ou non la femme noyée, je veux en savoir plus. Et si elle sert à faire un peu de bruit, ce ne serait pas mal non plus, m’a dit Marcel. Les responsables de ces crimes sont encore en liberté, même si on dit que les lois qui les protégeaient étaient dévoyées, ils seront jugés. Il y a des signes favorables, mais attendons de voir pour le croire, dit Jean-Pierre, personne n’a encore été jugé, les seuls membres des juntes militaires condamnés sous le gouvernement démocratique ont été graciés par le deuxième président.
NAJA 21.Jacques Moulins
Dans son dernier roman, l’écrivaine argentine Elsa Osorio mêle fiction et réalité, roman policier et documentaire pour évoquer les zones d’ombre de la dictature argentine et les contradictions de ses acteurs et de ses victimes.
On n’en finit pas avec la dictature argentine. De 1976 à 1983, les militaires qui avaient renversé Isabel Peron, firent au moins 30 000 victimes d’exécutions sommaires dont, pour nombre d’entre elles, les corps ne furent jamais retrouvés. Mais peu de place fut ensuite laissée à la justice et à l’histoire. Dès 1986, la loi du Punto final (point final) tenta de mettre un terme aux poursuites en justice intentées par les familles des victimes. En 1987 la loi de Obediencia Debida (obéissance due) innocenta les tortionnaires sous prétexte qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres. Pour parfaire cette chape de plomb, le président Carlos Menem signa des centaines de décrets personnalisés d’amnistie en faveur des militaires.
Il fallut attendre 2003 et la protestation de plus en plus puissante de l’opinion, pour que ces lois soient abrogées. Mais la justice a encore du mal à passer comme le montre une décision de la Cour suprême en 2017 qui aboutit à une réduction de peine et mobilisa toute la population.
Zones d’ombre entre bien et mal. Dans ces conditions, les historiens ont du mal à faire la clarté sous tous les moments de la dictature. Cela crée des zones d’ombre dans lesquelles les artistes s’insinuent. Double fond, le nouveau roman d’Elsa Osorio est au cœur de ces moments incertains où l’on ne sait même plus qui joue quel jeu et à quelle fin. A la fois roman policier et documentaire, mêlant le réel à la fiction, il s’intéresse à une cellule discrète de la junte dénommée Centre pilote de Paris, mise en place dans la capitale française pour repérer les opposants et se faire des amis dans le monde politique européen. Le personnage principal, Juana, participe de cette duplicité. Avec un grand nombre d’autres personnages, eux aussi réels ou fictifs, il permet également d’explorer les contradictions humaines dans une période dure où la tendance religieuse à ne voir que du bien ou du mal oublie la cinquantaine et plus de nuances de gris.
Le proces de soixante-huit tortionnaires de la dictature argentine, entamé en 2012, s’est achevé en novembre dernier. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour les juger ?
Vous n’imaginez pas le sentiment d’impunité dans lequel ces personnes ont évolué pendant et après la fin de la dictature. Ils étaient les rois du monde Les exactions commises par la marine et l’armée ne concernaient pas uniquement les intellectuels, les étudiants et les communistes, mais tous les citoyens issus dcs classes sociales supei icurcs. Si vous possédiez cles terres, des biens immobiliers, une enti éprise, vous pouviez a tout moment être enlevé et torturejusqu’à ce que vous acceptiez de signer un papiei livrant la propriété de vos biens à vos boiiiieaux Ils se sont lout appi opi ie : les biens, les vies, même les bébes ! Après la fin de la dictature, ces toitionnaires enrichis ont gardé le vent en poupe. Alfredo Astiz, « l’ange blond de la moi t », qui était une vraie star de l’Esma, le centre de torture de la marine, était un brillant homme d’affaiies jusqu’à son arrestation en 2003
TRANSFUGE– Elise Lépine
On peut parler d’une véritable mafia de la dictature ?
A l’Esma (La Lscuela de Mecanica de la A.I mada, cenli e clandestin de détention de 1976 à 1983), ce qui se jouait n’était pas seulement politique, niais économique et foncièrement crapuleux Les prisonniers étaient contraints detravaillerpourladictature ceuxquiavaient certains talents étaient obligés de fabriquer de faux papiers, de falsifier et de contrefaiie des documents officiels. Le centie de torture i tait aussi une usine de faux papiers. C’était la sophistication du mal.
Et aujourd’hui ?
Rien n’est clair. D’anciens complices de la dictature, qui n’ont pas été toitionnanes, sont encore aux manettes de l’économie du pays Le plus horrible dans tout ça, c’est que depuis l’élection de Mauncio Macri. un vent de lévisionmsme souffle sul l’Argentine. La dictature a fait trente mille disparus. Quand on lui demande le nombre exact, Macri dit qu’il ne sait pas. C’est scandaleux Certains médias cherchent à faire baisser ce chiffre. D’autres plaident la clémence pour les vieux accusés Miguel Etchecolatz, qui a été un assassin incroyable sous la dictature, a été assigné à résidence à cause de son grand âge. Les hommes qu’il a tués avaient vingt ans, en moyenne. Est-ce qu’on y pense, à ça ?
L’Argentine devient-elle amnésique ?
Un jeune homme, Santiago Maldonado, militant pour la cause Mapuche, a disparu l’an dernier, probablement assassine par la police militaire au cours d’une manifestation.
Jusqu’à cc qu’on retrouve son corps au fond d’une rivière gelée, le pays n’a parlé que de ça, des mouvements sociaux énormes ont eu heu. La réponse du peuple argentin a clairement été « plus jamais ça ». Alors oui, le pays a voté pont un gouvernement de droite, à tendance révisionniste. Maîs nous vivons dans une démocratie qui n’a pas Alors oui, le pays a voté pont un gouvernement de droite, à tendance révisionniste. Maîs nous vivons dans une démocratie qui n’a pas encore perdu de vue la question des droits de l’homme.
Espaces Latinos Christian ROINAT
Les histoires sombres de la dictature argentine dans « Double fond » d’Elsa Osorio
En 2000, Luz ou le temps sauvage avait marqué une date dans la création argentine. Après plusieurs romans réussis, Elsa Osorio provoque un nouveau choc, littéraire mais aussi émotionnel, avec Double fond, une histoire en rapport avec la période sombre des années 80 en Argentine, qui touche ce qu’il y a de plus humain en chaque lecteur. Entre 1976 et 2006, entre Buenos Aires, la Bretagne et Paris, la romancière crée une atmosphère trouble qu’elle fait parfaitement partager à ses lecteurs.
1984 : une militante montonera est séquestrée avec Matías, son fils de trois ans, dans la sinistre ESMA, le centre de détention de l’armée argentine alors au pouvoir. Elle est torturée et « retournée » contre la promesse de garder son enfant en vie. Devenue agent double, dont tout le monde se méfie, elle est envoyée en France pour espionner un groupe d’opposants à la dictature.
2004 : un corps de femme est retrouvé sur une plage française, près de Saint-Nazaire. Muriel, jeune journaliste attachée aux faits divers, prise de doute sur l’éventuel accident, se plonge dans l’histoire récente de l’Argentine, pensant voir un très lointain rapport avec les origines du docteur Le Boullec, la noyée de la plage.
Le début du roman semble confus : on doit naviguer parmi les noms, les surnoms et les pseudos des militants, mais on se retrouve vite littéralement aspiré par les mystères qui s’empilent, le passé de Marie Le Boullec, celui de Soledad (que cache ce prénom ?), celui d’une autre femme qui interfère dans les recherches de Muriel. Le mystère est multiple, beaucoup de points ne sont compris ni des personnages qui enquêtent, ni du lecteur… Mais le lecteur a un avantage : il sait que, en avançant dans sa lecture, tout se clarifiera. Double fond est un roman exigeant : il demande à son lecteur une attention sans faille. Il lui faut bien identifier les multiples personnages, les lieux qui se succèdent, les faux semblants, simulés ou réels, de la protagoniste, qui n’est qu’une des victimes de l’amiral Massera, l’un des membres de la junte militaire, une de ces victimes qu’il a voulu
« retourner », pour les associer à son projet politique. La mystérieuse protagoniste centrale, esclave ou consentante, a participé à cette action, qui a même impliqué un temps Valéry Giscard d’Estaing quand il était président de la République. Politique et psychologie se rejoignent dans le destin de ces victimes comme dans le roman.
Peu à peu, en découvrant les activités de la femme en Argentine et en France, on se rapproche d’elle, même si elle garde une bonne part d’opacité (qui est un des atouts du roman), qu’elle est bien obligée de conserver pour survivre. On se rapproche aussi de Muriel, la journaliste bretonne, et de son cercle immédiat, ceux qui l’aident dans ses enquêtes et tentent de lever le mystère de l’existence multiple de la morte pendant les vingt dernières années.
Tout bien sûr se résout dans les derniers chapitres, ce qui laisse une forte impression d’avoir navigué à travers les années noires de l’Argentine, mais sans quitter la partie humaine, douloureuse, sensible, des faits. La souffrance des êtres enfoncés dans les horreurs de la dictature ne leur ôte pas leur volonté de vivre, au contraire, belle leçon pour chacun de nous.
Zibeline Agnès Freschel
Avec Double Fond, Elsa Osorio reprend, déplace et développe la passionnante histoire de Luz ou le temps sauvage, publié chez Métailié en 2000, et qui vient d’être réédité en poche. L’Argentine, la dictature, les disparus, le chantage, les enfants arrachés à leurs mères emprisonnées et torturées, le mensonge, les trahisons, tout ce qui avait bouleversé les lecteurs dans Luz, traduit en 20 langues et finaliste du prix Fémina, se retrouve dans ce nouveau roman qui a tout du polar, et est à nouveau publié chez Métailié et traduit de l’espagnol, remarquablement, par François Gaudry.
Comme dans Luz il faut quelques pages pour entrer dans le système narratif de Double fond, et en apprécier ensuite la construction remarquable ; car l’intrigue est double, solaire et sensuelle souvent, racontée en 1978 par Juana, une jeune mère victime de la dictature qui parle au fils qu’on lui a enlevé, puis par une jeune journaliste française qui enquête sur la mort d’une femme en 2004. A-t-elle été assassinée ? Est-elle Juana, ou bien Marie, ou cette Soledad disparue ? Et qui est ce Matias avec qui elle correspond ? Son fils ? Celui de Juana ? La réponse est donnée très habilement par le croisement des deux récits, où les révélations ne se chevauchent pas mais se complètent, où les voix qui apparaissent dans l’un trouvent dans l’autre l’explication de leur source. Le suspense est haletant, on change d’époque et de pays en s’attachant à chacun des personnages. Les femmes y aiment la vie et la vérité, le sexe et l’amour, et la force politique du roman vient autant de ce qu’on y apprend de la dictature argentine, des groupes armés et des trahisons, des tortionnaires impunis, que de ce qui apparaît de la société française : en 1978 lorsque Giscard est au pouvoir, et que certains Français appellent au boycott de la Coupe du monde de foot ; en 2004 lorsque la police, la justice et la bourgeoisie peinent à lever les voiles d’un passé douloureux, au nom d’une tranquillité égoïste. Les deux jeunes femmes, à 25 ans d’intervalle, transgressent et bouleversent les règles, épaulés par de beaux personnages masculins, parfois plus clairvoyants qu’elles, qui savent pleurer et aiment la mer, la photo et la vie.
librairie Le grain de mots
Dans ce roman prenant, le lecteur se retrouve projeté simultanément au cœur de plusieurs intrigues captivantes, et halète avec le récit, d’enquête policière en histoire d’amour et d’enquête d’amour en histoire policière, dans un va-et-vient entre deux époques et entre deux pays, qui tissent mutuellement l’histoire l’un de l’autre. Captivant, passionnant et émouvant, c’est un chapitre de nos histoires nationales respectives qui s’incarne sous nos yeux. Roman ambitieux, il n’en demeure pas moins pleinement et sans doute volontairement accessible pour tous. Le style est accueillant et généreux, et les personnages sont, dans leur grandeur comme dans leur déchéance, profondément humains. C’est une fresque tragique, passionnée, sentimentale, engagée et vivante que je vous invite tous à découvrir par vous-mêmes…